Réflexions sur l’articulation (1er Partie)
Encore une fois, les traités de chant sont d’une grande aide, en insistant sur l’obligation pour le chanteur de prononcer clairement les consonnes aussi bien que les voyelles, et de respecter la prosodie correcte. Le fait que cette insistance soit si fréquente indique sans doute que dans le passé, aussi, tous les chanteurs n’ont pas tenu compte de cette obligation. Goethe n’est pas flatteur, quand il écrit en 1807 : (“Vokalmusik heißt sie, weil man beim Singen nur die Vokalen hört”!) “On dit que la musique est vocale parce que lorsqu’on chante on entend que les voyelles”, “Se dice que la música es vocal poque cuando se canta solo se escuchan las vocales”. Aussi dans les questions d’articulation, nous pouvons comparer la musique au langage : nous ne devrions pas seulement parler correctement, mais aussi comprendre la différence entre la conversation ordinaire et la déclamation publique. Je suis convaincu que l’invention du microphone et du haut-parleur ont eu un effet désastreux sur la déclamation et la rhétorique. Les présentateurs des informations à la radio ou à la télévision ont appris à parler clairement et calmement devant le microphone, sans accents émotionnels : de telle sorte que “deux mille personnes ont été tuées dans un séisme” et “l’éclaircissement générale du ciel est attendu aujourd’hui” sont prononcés de la même façon. Cette sorte de voix “publique” (bien que ce soit enregistré en studio) est devenue bien trop neutre (familière). Elle menace de devenir le modèle, non seulement pour la parole publique, mais également pour le jeu théâtral. Tout semble sonner de façon agréable, claire, propre et sans aucun risque ni aucun problème. Le danger est d’appréhender notre personne à travers le prisme de cette parole neutralisée et de nous couper de notre capacité et notre intelligence émotionnelles.
Une autre conséquence des microphones et des haut-parleurs est que les orateurs publics tels : les enseignants, les avocats, les prêtres, les chanteurs populaires, même les acteurs, ne sont plus tenus de développer leur voix convenablement puisque la technologie fait le travail pour eux. En écoutant de vieux enregistrements de la Comédie Française, de Charles de Gaulle ou d’Adolf Hitler (même en ignorant leur contenu), nous entendons des variations dans le tempo et dans le rythme, des grandes inflexions d’intonation et dynamique et beaucoup de vibrato sur les mots qui devraient déclencher et provoquer nos émotions. Grétry écrit dans ses Mémoires ou des Essais sur la Musique (1789-1797) que le fait d’entendre les acteurs réciter leur texte, l’a beaucoup inspiré dans la composition de sa musique vocale : « ils vous donnent la mélodie et le rythme ». Aujourd’hui, nous pourrions reprocher à cette sorte de déclamation d’être exagérée ou de ne pas être naturelle – avec tout ce que cela signifie. D’autre part, je ne suis pas sûr que les acteurs modernes puissent être nécessairement de bons modèles pour les compositeurs.
Comme dans le phrasé, les instrumentistes devraient aussi imiter les chanteurs du point de vue de l’articulation. De nouveau nous remarquons des différences importantes entre le style d’articulation moderne et les principes présentés dans tant de traités anciens. Dans le style moderne, la plupart des notes sont jouées avec beaucoup d’effort aussi longtemps que possible dans le souci d’égalité sonore, d’homogénéité. Ceci est clairement démontré dans l’articulation quasi uniforme, dans le legato comme dans le “perlé”, de tant de pianistes. Les instruments à vent et les cordes jouant souvent ensemble suivent les mêmes principes, en essayant d’éviter des débuts de note audibles ou “des consonnes avant les voyelles” (gommant les transitoires d’attaques). La célèbre Elisabeth Schwarzkopf, dans son livre On and off the record (1982), révèle un fait intéressant de ce style, en parlant de son mari Walter Legge, l’un des plus influents directeurs d’enregistrement du milieu du XXème siècle. Elle cite Legge décrivant le son idéal de cordes que lui-même et Herbert von Karajan ont développé : “délicieusement poli, libre de n’importe quoi de laid, de grande brillance et de fortissimo sans le claquement d’une attaque … Nous avons collaboré pendant des années sur la théorie qu’aucune entrée ne doit commencer sans la corde déjà vibrante et l’archet déjà en mouvement, et quand vous avez l’archet déjà en mouvement en train de toucher une corde déjà vibrante, vous recevez une belle entrée. Mais si n’importe lequel de ces corps n’est pas vivant et déjà en mouvement, vous recevez un claquement”. En écoutant les enregistrements de Karajan, nous remarquons qu’il a largement atteint son but et a mis en place une nouvelle norme : ce style est devenu le modèle général de la plupart des instrumentistes à cordes pour le reste du siècle, dans n’importe quel répertoire. Les instrumentistes à vent de certaines “écoles”, par exemple l’école américaine de flûte, hautbois, clarinette, basson et tous les cuivres ont bien intégré à leur jeu ce style “voyelle”.
Les méthodes du XVIIème et XVIIIème siècle, au contraire, demandent beaucoup plus d’applications différenciées dans les aspects techniques comme le toucher pour les claviers, coups d’archet pour les cordes, coups de langue pour les vents. D’une façon intéressante, non seulement le commencement de la note, mais également la fin de la note sont discutées en détail. Surtout dans les tempi plus rapides, les notes étaient rarement tenues pour leur valeur complète, sauf lorsqu’elles sont liées ou quand la mention “tenuto” est explicite. La longueur en temps que les notes individuelles sont tenues détermine aussi son poids relatif dans la mesure ou dans le passage, et s’étend ainsi à la dynamique.
Quelques principes généraux sur l’articulation et les liaisons au XVIIIème siècle :
– Les ornements se composant de beaucoup de notes (l’équivalent de coloratures et diminutions pour la voix) sont liés (et marmonnés). Par contre, les liaisons longues sont rares, bien qu’ils deviennent de plus en plus fréquents vers la fin du XVIIIème siècle.
– Les liaisons sont d’habitude dans une harmonie et ne sont pas prolongées après la barre de mesure, surtout pas d’un temps faible à un temps fort ou sous division.
– On s’attendait à ce que la plupart des liaisons aient l’effet de diminuendo et à ce que la dernière note de la liaison soit généralement raccourcie, ainsi la note après la liaison est clairement détachée de la précédente (ce principe est toujours revendiqué par Brahms); en contradiction avec l’habitude actuelle d’étendre toute liaison à la première note du groupe de notes suivante, qui se développe pendant le XIXème siècle.
-Les notes avant appoggiatures sont raccourcies, afin de donner plus de valeur déclamatoire à l’appoggiature.
– Moins une note est importante, plus sa durée est courte.
– L’articulation est proportionnelle à la taille des intervalles à être joués : au plus grand l’intervalle, plus courte est l’articulation.
L’absence de signes d’articulation dans une composition signifie fondamentalement que l’interprète a dû suivre les règles générales. On peut s’attendre à ce que les exceptions soient notées par le compositeur : un musicien bien éduqué ne pouvait pas nécessairement supposer où aller contre les conventions. Souvent, la musique pour les instruments à cordes sollicite beaucoup plus d’annotations car ces dernières dirigent logiquement le coup d’archet. Les traités de cordes ont insisté sur la règle fondamentale que les “bonnes” battues doivent être jouées en tirant, beaucoup plus systématiquement que ce qui se fait dans le jeu moderne.
Malheureusement l’articulation ne se porte pas beaucoup mieux que le phrasé dans l’interprétation de la musique ancienne d’aujourd’hui. Elles sont souvent négligées et non différenciées, en gommant tout intérêt d’une déclamation soignée. Dans la musique vocale, la balance entre expression et articulation rend un texte non seulement littéralement compris, mais également reçu émotionnellement. C’est ce qui nous permet d’entendre un chanteur d’opéra en comprenant les mots sans le soutien d’un sous-titrage. Mais ceci est devenu exceptionnel ! C’est alors que la poésie, la musique, le jeu et le décor collaborent et se renforcent. Pourtant, alors que les deux derniers peuvent être, plus ou moins, facilement imaginés par un auditeur attentif et créatif, l’absence d’un texte intelligible retire un élément essentiel. Dans la musique instrumentale, le manque de phrasé et / ou d’articulation provoque presque le même effet comme dans le chant : l’attention est attirée vers l’instrument, comme une belle voix abstraite, muette, plutôt qu’à ce qui est exprimé par se son. En tant qu’instrumentiste, j’ai toujours été impressionné et jaloux des possibilités expressives de la voix. Quand ce potentiel n’est pas complètement utilisé, je me sens fortement déçu. Je peux admirer un son vocal ou instrumental magnifique et une technique de virtuose, mais je ne peux comprendre et supporter qu’ils deviennent le but et non un moyen. Je compare la voix ou l’instrument à un crayon : ce que j’écris est plus important que le crayon lui-même, même si c’est un crayon d’or.
Rafael Palacios
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